Arbe, base arrière d’une « nouvelle croisade » ou l’éternelle utopie…

D’ANNUNZIO Gabriele (1863-1938)

[ARBE (Dalmatie)]

Carnaro I[sol]a Arbe [Plan de l’île d’Arbe et du golfe de Carnaro]

Huile sur toile, signé dans le coin droit inférieur : « C. Pasciuti. Roma ».

Dimensions : 865 × 1125 mm.

Rab (« Arbe » en itali­en) est une île dal­mate de la mer Adri­atique située actuelle­ment en Croatie. Longue de 22 km et d’une super­ficie de 93,6 km2, l’île de Rab est la plus petite de l’archipel du Kvarner. Elle se trouve au sud de Krk (« Veglia » en itali­en). Ces deux îles sont situées devant le port croate de Rijeka (« Fiume » en itali­en). A l’aube de la Première Guerre mon­diale, le port de Fiume ain­si que tout le lit­tor­al de l’Istrie et de la Dal­matie appar­tiennent à l’Autriche-Hongrie dont il est le seul débouché mari­time de l’empire d’où son importance.

En octobre 1918, à la suite de la prise de la ville par des sold­ats croates mutinés de la gar­nison aus­tro-hon­groise, l’Italie décide d’investir Fiume et d’en pren­dre le con­trôle. Sur­pris par ce coup de force, les Alliés répli­quent en envoy­ant des troupes et en install­ant une com­mis­sion de con­trôle en attend­ant la sig­na­ture du traité de Ver­sailles. L’Italie demande à récupérer Fiume en invoquant le plébis­cite organ­isé dans la ville dont le résultat est favor­able à un rat­tache­ment à l’Italie.

Non résolu dans le cadre du traité de Ver­sailles, le cas de Fiume est rap­idement exploité par le « poète-guer­ri­er » itali­en Gab­ri­ele d’Annunzio qui y débarque avec une poignée de légion­naires mutins itali­ens (les « arditi ») en septembre 1919 et pro­clame alors la « Régence itali­enne du Carn­aro », le Carn­aro étant le nom itali­en du golfe où se trouve Fiume. La Régence itali­enne du Carn­aro va durer 15 mois. Pressée par l’opinion, l’Italie organ­ise le blocus du port mais sans grande con­vic­tion. Finale­ment, après la sig­na­ture du traité de Rap­allo, le 12 novembre 1920, institu­ant la créa­tion d’un Etat libre et indépend­ant de Fiume, l’Italie restituera le lit­tor­al dal­mate à la Yougoslavie sauf la ville de Zara. Mais d’Annunzio refuse le traité de Rap­allo et n’en reste pas là. Dès le len­de­main, il fait occu­per les îles d’Arbe et Veglia avant de déclarer la guerre à l’Italie. Cette dernière répli­quera en fais­ant bom­barder le quart­i­er général de d’Annunzio sur Arbe. Les légion­naires durent quit­ter Arbe et Veglia le 5 jan­vi­er 1921. Témoins de cete épis­ode, deux séries de 12 timbres sur­char­gés furent émis par d’Annunzio le jour-même de l’occupation des deux îles par ses troupes.

A la fois tent­at­ive anarch­iste et proto-fas­ciste, volonté d’égalité pour ses hab­it­ants mais sur fond de méga­lo­manie affichée, vaste champ d’expérimentation esthético-poli­tique, l’occupation de Fiume et des îles d’Arbe et de Veglia inaugure une expéri­ence unique en Europe :

« Tous les insur­gés de toutes les races se réuniront sous notre signe. Et les êtres sans défense seront armés. Et la force sera opposée à la force. Et la nou­velle crois­ade de toutes les nations pauvres et appauv­ries, la nou­velle crois­ade de tous les hommes pauvres et libres, contre les nations usurp­atrices et accu­mu­latrices de toutes les richesses, contre les races de préd­ateurs et contre la caste des usur­i­ers qui exploitèrent hier la guerre pour exploiter aujourd’hui la paix, la crois­ade toute nou­velle rét­ab­lira la vraie justice (…) » (G. D’Annunzio, La pen­ul­tima ven­tura. Scritti e dis­cor­si fiumani, p.155 – 156, Mil­an, Mondadori, 1974, cité par Claudia Salar­is in A la fête de la révolu­tion, 2006, p. 75).

Un art­icle de la charte de la Régence de Carn­aro, corédigée par Gab­ri­ele d’Annunzio et Alceste de Ambris (un syn­dic­al­iste révolu­tion­naire) affirme claire­ment sa pos­i­tion révolu­tion­naire : « La Régence recon­naît et con­firme la souveraineté de tous les citoy­ens, sans dis­tinc­tion de sexe, de race, de langue, de classe ou de reli­gion. Mais elle sou­tient, promeut et amp­li­fie avant tout autre droit, celui des pro­duc­teurs ; elle abol­it ou réduit au max­im­um la cent­ral­isa­tion excess­ive des pouvoirs con­stitués. » (Art.IV). Rap­pelons que l’île est égale­ment tristement célèbre pour avoir abrité un camp de con­cen­tra­tion itali­en entre 1942 et 1943.