L’anonymat d’une femme de lettres
[BELOT (Octavie) (1719-1804) (Madame B…)]
Manuscrit de Madame B…
En français, manuscrit sur papier
Suisse, 1793-1797
Petit in-4, complet, en deux parties séparées par des ff. blancs, 141 pp. (pages manquantes de la p. 125 à 128), 11 ff. bl., + 319 pp., 6 ff. bl., manuscrit copié par une seule main, fort soignée (main de secrétaire ? ). Reliure d’époque en demi basane à coins, dos lisse, plat recouvert de papier moucheté, tranches teintées rouges [reliure usée, papier tâché, et mouillures sans altération du texte (restauration récente : renforcement des manques du papier)]. Dimensions : 165 × 192 mm.
Intéressant manuscrit d’une femme-auteure pendant la Révolution, sans doute réfugiée en Suisse : il peut s’agir d’Octavie Belot (née Guichard), qui prit le nom d’Octavie du Rey de Meynières lors de son second mariage.
Provenance :
1. Un carton indique : « Manuscrit de Madame B… Petit in-4° demi-bas. à coins, dos lisse, rel. anc. 145 pp. 11 ff. bl. 319 pp. 6 ff. bl. Intéressant manuscrit du XVIIIe siècle d’une dame de la haute société comprenant diverses épitres et lettres sur la famille royale pendant la Terreur ».
Sur le même carton une mention « réservé », sans doute de libraire.
2. La date de 1793 revient plusieurs fois dans le manuscrit. On trouve aussi une date de 1797 (p. 144, 1ere partie) : l’auteure s’adresse « A M. Joly en lui renvoyant ses ouvrages le 28 octobre 97 ». Dans ce recueil, « Madame B… » reprend des fables, notamment écrites par Nicolas Grozelier (1692−1778), fabuliste français qui publia un recueil de ses oeuvres en six livres, en 1768. Elle traduit également la pièce allemande Éraste, comédie en deux actes et en vers publié en 1770 (pp. 122 – 168 de la seconde partie) de Salomon Gessner (1730−1788). Poète suisse, il annonce la Suisse idyllique prônée par Jean-Jacques Rousseau dans sa Julie ou la Nouvelle Héloïse. Ses scénettes se déroulent toujours dans le même univers : le paradis sur terre. Il est difficile de rendre compte de la grande diversité des pièces inclues dans ce recueil : ce choix reflète en tout cas sa connaissance de la littérature anglaise et allemande mais aussi du milieu des Lumières en Suisse en cette fin du XVIIIe siècle.
L’auteure est vraisemblablement une grande traductrice, de l’allemand vers le français, mais aussi de l’anglais vers le français. Nous avons dans ce recueil de nombreux exemples de textes traduits de la littérature et de périodiques anglais. The Rambler (que l’on peut traduire en français par « Le flâneur ») était un périodique fondé par l’écrivain britannique Samuel Johnson qui paraissait tous les mardis et samedis de 1750 à 1752. The Rambler traitait en général de sujets comme la morale, la littérature, la société, la politique et la religion. Madame B… traduit ici plusieurs extraits de divers numéros de la revue dans la seconde partie du recueil. The Man of Feeling (pp. 1 – 35 de la seconde partie) est ici traduit d’un roman sentimental écossais publié en 1771 par Henry Mackenzie. Le roman présente une série de vignettes morales dans lesquelles le protagoniste naïf, Harley, observe, raconte ou participe. « Madame B… » traduit également le poème de Lady Anne Lindsay, Auld Robin Gray, écossais, écrit en 1772, évoquant la malheureuse histoire d’amour entre deux jeunes gens (pp. 115 – 116 de la première partie).
Notre traductrice et auteure « Madame B… » serait-elle Octavie Guichard, devenue par alliance Octavie Belot, puis Octavie du Rey de Meynières, comme le propose Antoine-Alexandre Barbier, dans son Dictionnaire des ouvrages anonymes et pseudonymes (Paris, 1827, Tome II, pp. 67, 82, 100, 518) ? Née à Paris en 1719 et morte à Chaillot en 1805, c’est une femme de lettres et traductrice française. Elle devient, très jeune, veuve d’un avocat au parlement de Paris, qui lui laisse pour toute fortune une rente de 50 livres. Elle vend sa rente et apprend l’anglais pour effectuer des traductions. Elle obtient la protection de l’auteur dramatique Charles Palissot de Montenoy et du fermier général Alexandre Le Riche de La Pouplinière, qui lui font obtenir une pension de 1 500 livres. Surnommée « la Sévigné du siècle » par Voltaire, Octavie Belot s’engage dans les discussions morales et philosophiques de son époque. Elle exprime son désaccord avec Rousseau touchant l’inégalité des conditions et propose d’autres idées dans ses Observations sur la noblesse et le Tiers-Etat (1758). Ses traductions de l’Histoire de Rasselas (1760) de Johnson, d’Ophélie (1763) de Fielding, et des seize volumes de l’Histoire de l’Angleterre (1763−1765) de David Hume lui valent non seulement l’admiration du roi mais aussi une généreuse pension de sa part. Elle traduit tout en écrivant elle-même de petits romans : Réflexions d’une provinciale sur le discours de J.-J. Rousseau, touchant l’égalité des conditions (1757), ou encore Mélanges de littérature anglaise en six volumes. Elle fréquente la riche bibliothèque du président du parlement, Jean-Baptiste-François du Rey de Meynières, qu’elle épouse en secondes noces en 1765.
La fable « L’Aigle et le rossignol » (pp. 102 – 105, 1ère partie) est inspirée, d’après le nota bene de Madame B…, d’une satire de Voltaire contre l’empereur Joseph II, prince qui méprisa ce dernier n’allant pas le voir lors de son passage par la Suisse en 1777. Il semblerait que Madame Belot ait été proche de Voltaire. La lettre qu’il lui adresse en 1761 montre l’estime qu’avait ce dernier pour la femme de lettres :
« Vous savez, madame, combien le solitaire des Alpes aime vos charmantes lettres ; mais, tout Suisse qu’il est, il n’aime point du tout les romans suisses, et il déteste l’insolent orgueil d’un valet de Diogène qui insulte notre nation. Il est enchanté que la pièce de M. Diderot ait triomphé de la cabale. C’est une réparation d’honneur que le public lui fait d’avoir écouté la prétendue comédie des Philosophes. Le solitaire voit avec une extrême consolation que le public a des égards pour les gens qui pensent. Mme Belot doit trouver son compte à cette disposition des esprits. On lui réitère du fond du cœur les assurances de la plus respectueuse estime ».
Œuvres complètes de Voltaire, tome 41, p. 226 – 227, lettre 4479 : « à Madame Belot », Paris, Garnier, 1883.
L’ensemble des textes et traductions qui composent ce manuscrit démontre la proximité de Madame B…[Belot] avec la philosophie des Lumières. Il est fort probable qu’elle ait choisi de s’exiler, le temps de la Révolution, dans la mère-patrie de Rousseau, la Suisse. Elle évoque en effet Malagnoux, dans le canton de Genève (p. 80, 1ère partie). Elle y côtoie dès lors la haute société suisse : Madame Tronchin-Labat (p. 97, 1ere partie), ou encore Madame Jeannette de Bottens (p. 94 et p. 96, 1ere partie ; voir J.-F. Polier de Bottens, Mémoires d’une famille émigrée, C. Seth (éd.), Genève, 2015, p. 8 – 14 ; Perrochon, Henri, « Nanette de Bottens: romancière d’autrefois », Revue historique vaudoise, n° 50, 1942, pp. 13 – 17), proches elles aussi des idées rousseauistes.
Un catalogue de livres en vente chez le libraire Louis Luquiens, à Lausanne en décembre 1795, inventorie un ouvrage en trois volumes publié à Lausanne en 1793 par Madame B***, Histoire de Miss Julie Greville, traduite de l’anglais. L’ouvrage est vendu 5 livres et une note l’accompagne : « Très-joli roman instructif qui peut être mis entre les mains des jeunes gens […] ». Ce roman est traduit par Madame Belot d’après l’original en anglais paru en 1787 de la main de Susanna Keir (1747−1802), romancière écossaise et admiratrice de la Révolution française.
Liste complète des textes contenus dans ce recueil disponible sur demande. Citons les premières pièces de la première partie : Ironie, p. 1 ; Epitre à Mdlle D…, p. 2 – 3 ; Epitre à Mr de C… à Berlin, p. 4 – 5 ; L’Himen Médiateur sur le mariage de Mr Hogguer et de Mlle Henriette de Mauclerc. Fable, p. 5 – 11 ; Epitre d’Anne de Boulen en Pris[on] à Henri VIII son époux, p. 11 – 14 ; Le Fils de Louis XVI à sa mère, p. 15 – 17 ; Plan d’une Estampe, p. 18 ; Monologue du Régicide, p. 19 – 20. Dans la seconde partie, les premières pièces sont les suivantes : Episode tiré d’un Roman anglois intitulé The Man of Feeling ou l’homme sensible, p. 1 – 35 ; Les généreux Esclaves. Anecdote historique, traduit de l’anglois par Mad. B., p. 36 – 47 ; Lettre de Madme xx. A son époux à l’armée, écrite la veille de sa mort, traduite de l’anglais, p. 48 – 50 et passim.
Voir : Gibbard, P. « Royalist and Radical: Octavie Belot on Rousseau and the Social Order », in L. Curtis-Wendlandt, & P. G. A. K. Green (eds.), Political Ideas of Enlightenment Women: Virtue and Citizenship, 2013, pp. 33 – 49.