Trois témoins manuscrits de la solitude de la « Solitaire des rochers »
[MONTMORENCY, Jeanne-Marguerite de]. [BRAY, Luc de]
La Solitaire des rochers
En français et citations en latin, manuscrits sur papier
France, XVIIIe siècle
Figure d’ermite pénitente à l’extrême, réfugiée dans un réduit sauvage des Pyrénées, la « Solitaire des Rochers » est connue par sa longue correspondance échangée avec son directeur de conscience, le père Luc de Bray. Vraisemblablement apocryphe, ce texte polémiste à l’encontre du quiétisme est aujourd’hui considéré comme le véritable précurseur du romantisme pyrénéen. Des copies de cette correspondance ont circulé de manière assez vivace : nous en présentons trois dans ce catalogue.
Issue d’une famille de la haute noblesse de cour, la « Solitaire des Rochers », dont on ne connait que le prénom, Jeanne-Marguerite, s’est vue, au gré des rééditions et réécritures de sa correspondance, attribuer le nom illustre – mais peu vraisemblable – de Montmorency. Née à Paris en 1645 pour les uns, en 1649 pour les autres, elle se serait enfuie du domicile familial à l’âge de quinze ans afin d’échapper à un mariage arrangé. Contrainte à la mendicité, elle finit simple servante et garde-malade dans une famille bourgeoise de Paris.
Après une vie d’abnégations et de sacrifices, Jeanne-Marguerite décide à quarante-cinq ans de se retirer dans les forêts inhabitées du Forez puis semble-t-il des Pyrénées. Elle élit domicile dans un réduit sauvage qu’elle nomme dans ses lettres la « solitude des rochers ». Véritable prototype du mysticisme féminin du XVIIe siècle, la Solitaire des rochers s’y livre aux austérités les plus extraordinaires, refusant de s’alimenter, priant sans relâche, allant même jusqu’à prendre l’habitude de dormir avec une charogne de cheval. Pendant six ans, elle tient une correspondance régulière avec le père Luc de Bray, moine franciscain, aumônier ordinaire de l’artillerie de France, curé, par dispense de Rome, de la paroisse de la Trinité-sous-Châteaufort, devenu son directeur de conscience. Après avoir déménagé dans un lieu appelé l’« Abime des Ruisseaux », la Solitaire aurait entrepris vers 1700 un pèlerinage à Rome pour les grâces du Jubilé, expirant en cours de route, aux alentours de Trente.
Prêtre religieux de l’ordre de Saint-François, le père Luc de Bray exerça une grande influence dans les milieux dévots de la Cour de Louis XIV, notamment sur de grandes dames comme la duchesse de Ventadour ou encore Madame de Nogaret. Par leur intercession, il accède à Madame de Maintenon à laquelle il fait lire les lettres enflammées d’une mystérieuse anachorète retirée du monde dans les forêts des Pyrénées. Cette correspondance, d’une remarquable profondeur d’expérience intérieure, ne cesse de rendre compte des doutes, des souffrances, des mortifications d’une mystique, dénotant une dévotion exaltée à l’extrême. Chacune des dix-neuf lettres de la Solitaire est suivie d’une réponse du père Luc de Bray, à l’exception de la dernière. À la mort de l’ecclésiastique, le 9 décembre 1699, la marquise de Maintenon hérite des supposés originaux des lettres ainsi que d’un crucifix que la « pauvre pécheresse » aurait sculpté dans son réduit sauvage. La dévotion à la fois sincère et austère de la Solitaire des rochers ayant séduits les dévots de cour, on s’empresse de faire copier – mais jamais imprimer – cette correspondance mystique dans les milieux pieux du royaume.
La correspondance de la Solitaire des Rochers et de son directeur de conscience est aujourd’hui largement considérée comme une œuvre de fiction, un roman épistolaire spirituel semblable aux Lettres de la Religieuse portugaise quasi contemporaines. Les universitaires lui reprochent notamment d’entremêler roman d’aventures et traité de mystique, associés à certains éléments polémiques vis-à-vis de la vie intellectuelle et spirituelle de l’époque. Pour Henri Bremond, il ne fait aucun doute que les Lettres de la Solitaire ne sont que pure fiction. Elles seraient l’œuvre parfaitement préméditée et intentionnelle du père Luc de Bray, rédigée dans le contexte de la querelle sur le Pur Amour opposant Bossuet et Fénelon, Port-Royal et la Compagnie de Jésus. Ses arguments se fondent essentiellement sur les passages où Jeanne-Marguerite condamne sévèrement les doctrines du père François Guilloré, son ancien directeur de conscience, de même que celles de Fénelon. Ramassant en une même identité symbolique le directeur de conscience et sa dirigée, Bremond affirme dans son article sur la Solitaire des Rochers paru dans le Correspondant du 25 février 1910 :
« Que ce Tartuffe soit mâle ou femelle, que nous importe ? D’où viennent les lettres, nous sommes en présence d’une manœuvre odieuse contre Fénelon. Ce que les ennemis de ce grand homme n’osaient dire qu’à voix basse et à mots couverts, on charge cette femme ou cette poupée de le crier sur les toits. C’est une sainte ! On lui a fait au préalable une légende miraculeuse. Des lettres d’elle circulant sous le manteau, remplies de la ferveur la plus embrasée. On dose prudemment le venin de ces lettres jusqu’au jour où, le lecteur semblant assez préparé, on laisse éclater le perfide réquisitoire que je viens de dire. De ce point de vue, la question du plus ou moins d’authenticité est indifférente. »
Par son travail d’écriture mystique, par son refus absolu et explicite de dogmatiser mais également par la fuite de la cour et de ses mondanités, Sœur Jeanne se pose en anti-Madame Guyon et se positionne en farouche opposante des quiétistes. On peut, par ailleurs, remarquer que la Solitaire pratique tout sauf l’oraison passive, et qu’elle quitte son premier directeur de tendance quiétiste pour s’attacher à Luc de Bray, qu’elle n’a jamais rencontré. Enfin, alors qu’elle se prétend très ignorante en théologie, elle lit l’Explication des Maximes des saints de Fénelon et les commente sur l’ordre exprès de son directeur dans un long mémoire critique dont il est dit qu’il est reçu et lu avec profit par Pirot, docteur et chancelier de Sorbonne, censeur du livre de Fénelon, protagoniste du conflit entre les évêques.
« Pirot, Luc de Bray, d’autres personnages encore qui interviennent dans cette correspondance sont des acteurs réels, mais la correspondance, elle, est de manière tout à fait évidente une supercherie littéraire, un pamphlet en forme de fiction qui mobilise un grand nombre de topoï romanesques, dont le déguisement et la fuite de la fille de grande noblesse. Ce pamphlet fonctionne comme fiction : il n’y a pas, dans son cas, à choisir entre le document historique et le roman, parce que ce livre est un document historique en tant que fiction littéraire. Il faut en effet considérer comme un phénomène historique le fait que la lutte radicale contre le quiétisme ait été amenée à passer par une supercherie littéraire. »
(Ribard, D., « Radicales séparations », in Archives de sciences sociales des religions 2/2010, n° 150, p. 131 et sqq.)
Pour les érudits catholiques, a contrario, il ne fait aucun doute de l’authenticité de cette correspondance et de l’existence de la Solitaire des Rochers. Dans sa Dissertation critique, l’abbé Bouix rejette absolument l’hypothèse du pamphlet contre Fénelon, en se basant sur un passage où La Beaumelle traite des lettres de la Solitaire, sur le contenu des différentes copies manuscrites, sur le crucifix taillé par sœur Jeanne et surtout sur les recherches menées par ordre des magistrats afin de retrouver la trace de la jeune Montmorency à la fin du XVIIe siècle. Même si ces lettres ont sans doute été « arrangées » par le père Luc de Bray, notamment concernant les querelles théologiques, l’histoire de la Solitaire des Rochers reste pour eux incontestablement plausible. La vie hors du commun de sœur Jeanne a, par ailleurs, su inspirer plus d’un littérateur : Camille Sabatier de Castres a ainsi puisé dans l’histoire de la Solitaire le sujet de son roman intitulé Jeanne-Marguerite de Montmorency, ou la Solitaire des Pyrénées (Paris, 1836).
Cette correspondance a largement circulé sous formes de copies manuscrites tout au long du XVIIIe siècle avant d’être éditée dans diverses versions plus ou moins arrangées. Une vingtaine de manuscrits ont pu être recensées dans les collections publiques par les différents éditeurs de ce recueil mais il en existerait bien d’autres dans les bibliothèques privées, notamment jansénistes. Nous ne nous bornerons qu’à n’en signaler que quelques exemplaires : Paris, BnF, naf 10878, 1693 – 1699 ; naf. 11042 – 44, 3 vol. (dernier volume incomplet) ; naf. 14561, ff. 10 – 290, provient de la bibliothèque de Sir Thomas Philipps [21524] ; Paris, BnF, Arsenal ms. 7057, daté de 1786 ; Paris, Bibliothèque Mazarine, mss. 1160 – 1161 ; BM Lyon, SJ Ms 8⁄605 ; BM Amiens, ms. 336 ; BM Alençon, ms.162 ; BM Nancy, mss 383 – 384 ; AD Loire, ms. 89 [Chaleyer 1.525]. Recopiées les unes sur les autres par des scribes plus ou moins consciencieux, « ces diverses copies manuscrites, quoique différant entre elles par de notables variantes, concordent néanmoins quant à la majeure partie de l’ouvrage, et quant aux passages les plus intéressants et les plus importants » (Bouix, D., « Dissertation critique » in La Solitaire des Rochers…, Paris, R. Ruffet, 1862, t. I, p. 109).
La Solitaire des rochers.
En français et citations en latin, manuscrit sur papier
France, XVIIIe siècle
Fort in-quarto, 952 pp., pagination multiple de l’époque, sur papier (blanc et bleuté), manuscrit copié d’une seule main, encre brune, fine écriture cursive, bien lisible, une colonne de 24 lignes à la page, sans réglure apparente (justification 165 – 175 × 115 – 120 mm), chaque lettre correspond à un cahier distinct, nombreux passages corrigés, soulignés et annotés, tant dans le texte que dans les marges, de la main de Th. Capelle au crayon à papier, à l’encre noire et violette (intérieur parfaitement bien conservé malgré quelques pâles rousseurs). Reliure en demi-basane brune de l’époque, plats de papier à la colle, coins de parchemin au plat supérieur et de coins de papier de remploi, dos lisse cloisonné et ornés de petits fers dorés, pièce de titre en maroquin brun, titre doré : « LA SOLITAIRE | DES | ROCHERS », gardes et doublures de papier marbré, tranches mouchetées de rouge (reliure assez usagée : dos craquelé, mors fragiles et fendus, petites déchirures au mors supérieur, quelques usures et frottements sur les plats et les coupes). Dimensions : 217 × 166 mm.
Provenance :
1. Orthographe du XVIIIe siècle. Les originaux, aujourd’hui perdus, sont légués à la mort du Père Luc de Bray à Madame de Maintenon. Toutes ces lettres ont été recopiées par la même personne, hormis la deuxième lettre qui a été intercalée au moment de la reliure. Trace d’ex-libris imprimé arraché au contreplat supérieur.
2. Jacques Abel Chauvet (ex-dono : « Donné à Capelle Eloi | Le 1er Juin 1817 | Par Jacques Abel Chauvet in Dominum Christum. » et quatre ex-libris manuscrits : « JACht. » au verso du feuillet de garde supérieur et à la première page). – 3. M. Chauvet a offert ce manuscrit en 1817 à l’un de ses anciens camarades de collège, Eloi Capelle (1747−1848), devenu receveur des finances de la ville de Bernay (rubrique nécrologique in Fouquier, A., Annuaire historique universel ou Histoire politique pour 1848, Paris, Thoisnier Desplaces, 1848, p. 222). À sa mort, cet ouvrage passe par héritage à son fils Th. Capelle. Visiblement pris de passion pour l’histoire de la Solitaire des Rochers, il a abondamment annoté ce manuscrit, entre 1854 et 1866, d’indications chronologiques, géographiques et bibliographiques. Th. Cappelle a, par ailleurs, comparé son exemplaire avec quelques-unes des copies manuscrites de l’époque ainsi qu’avec les éditions successives de cette correspondance.
Texte :
L’ensemble manuscrit formé par cette correspondance est généralement associé à une biographie inédite intitulée Récit abrégé, mais fidèle, de ce qu’on a pu savoir touchant la vie de la Sœur Jeanne, connue sous le nom de la solitaire des Rochers. Absente à notre exemplaire, cette vie de la Solitaire aurait été arrachée au début du XIXe siècle comme le précise Th. Capelle sur le contreplat inférieur : « quelques pages supplémentaires, dont on ne peut trop regretter l’arrachement ».
pp. 1 – 9, Première lettre, de la Solitude des Rochers, datée du 8 janvier 1693 ; incipit : « Comme je ne crois pas que vous ayez oublié la pauvre servante de Dieu, mon très cher et bon Père, … » ; explicit : « […] vous sçaurez plus souvent de mes nouvelles, si le Seigneur le permet pour mon bien. Bonjour, cher Père. » ; pp. 9 – 18, Réponse à la première lettre, à la Sainte Trinité, le 26 mars 1693 ; incipit : « Je suis ravi que vous ayez reçû celle que je vous ai écrite, ma très chère Soeur ; … » ; explicit : « […] Surtout ayez grande dévotion à la Sainte Vierge, et à vôtre bon ange ».
pp. 1 – 24, Dix-neuvième lettre, de l’Abime des Ruisseaux, le 17 septembre 1699 ; incipit : « La grâce de mon divin Sauveur soit avec vous mon très-cher Père … » ; explicit : « […] Priez pour moi, cher Père, je le fais pour vous et me croyez en notre seigneur autant à vous qu’à moi-même. La pauvre Solitaire. » ; pp. 25 – 37, réponse inachevée à la dix-neuvième lettre, le 3 décembre 1699 ; incipit : « J’ai reçu, chère épouse de mon divin Sauveur, votre lettre dattée du 17 du mois de septembre 1699… » ; explicit : « […] parce que son pieux et digne directeur qui l’avoit commencée, est tombé malade pour lors, dont il est mort. »
Joints :
• La Solitaire des rochers.
En français et citations en latin, manuscrit sur papier
France, XVIIIe siècle (vers 1750 – 1760 ?)
Provenance :
1. Ex-libris manuscrit à la première garde : « Ce livre appartient a la sœur Becquet. 1764 ».
2. Ex-dono à la première garde : « Donné par Madame St-Louis Carnas le 3 fevrier 1826 à sa nièce Mademoiselle Alix Rebuffas qui nous l’a donné le 3 may 1826 ».
Dessin (fol. 107v) : Crucifixion avec la légende : « Faites votre meditation la desus prenez pour bouquet spirituelle la plaÿe de son sacré cœurs ». On distingue au pied de la croix, deux figures, l’une une femme, l’autre soit une peau de bête d’anachorète, soit une figure vêtue de cette peau de bête.
• La Solitaire des rochers.
En français et citations en latin, manuscrit sur papier
France, XVIIIe siècle
Provenance :
1. Vignette ex-libris contrecollée sur le contreplat supérieur : « Ex libris Joannis Riche. Canonici ecclesiae sancti Nicetii Lugdunensis ».
2. Autre vignette ex-libris armorié : « De la bibliothèque de Justin Godart Lyonnais ».
3. Mention ex-libris à la fin de la 12e lettre et réponse, « Se livre est au Delle [demoiselle] St-Pierre » ; inscription répétée à la fin du manuscrit, après l’épitaphe du Père Bray : «Se livre est a demoiselle St Pierre».
Voir : Sur la Solitaire des Rochers, sa correspondance et le mysticisme féminin au XVIIe siècle : Brémont, H., « Un complot contre Fénelon. Le solitaire des Rochers », extrait du Correspondant, 25 février 1910. – Bremond, H., Histoire littéraire du sentiment religieux en France : les mystiques français du Grand Siècle, Duchesne, J. (éd.), Paris, Presses de la Renaissance, 2008. – Claude, L.-C., « Jeanne-Marguerite. La Solitaire des Rochers et de l’Abîme des ruisseaux » in Des égarées : portraits de femmes mystiques du XVIIe siècle français, Grenoble, J. Millon, 2008, pp. 143 – 176. – Gardon, N., « Jeanne Marguerite de Montmorency alias la Solitaire des Rochers et le Forez », in Bull. Diana, t. 57, 1997, p. 245 – 254. – Gazier, A., « Une femme anachorète au XVIIe siècle. Jeanne de Caylus. La Solitaire des Rochers (1645−1700) », in Mélanges de littérature et d’histoire, Paris, 1904, pp. 209 – 288. – Reure, C.-O. (Chanoine), « Montmorency (Jeanne-Marguerite de) solitaire, dans le Forez ? », in Bibliothèque des écrivains foréziens, ou qui se rattachent au Forez par leur résidence ou leurs fonctions, jusqu’en 1835, Montbrison, 1915, t. II, pp. 151 – 153. – Ribard, D., « Radicales séparations », in Archives de sciences sociales des religions 2/2010, n° 150, p. 117 – 133. – Sigward, J., Jeanne-Marguerite de Montmorency : 1646 – 1700 : une mystique oubliée, Paris, 1989.
Editions successives de la correspondance de la Solitaire des Rochers avec son directeur : La Solitaire des Rochers, Nicolson, O.P. (le Père) (éd.), Châteaufort, 1787. – Lettres d’une solitaire inconnue, ou Jeanne-Marguerite de Montmorency révélée par sa correspondance avec le P. Luc de Bray, Orange, 1841. – La Solitaire des Rochers. Sa correspondance avec son directeur, éditée d’après plusieurs manuscrits, avec son Histoire par Nicholson et Bercastel, et une Dissertation critique, par D. Bouix, Bouix, D. (Abbé) (éd.), Paris, 1862.